Le vrai bonheur des femmes sans enfant : un —- choix d’inclination personnelle
L’équation FEMME = MERE est fausse
Dire « j’ai choisi de ne pas avoir d’enfant » a quelque chose de blasphématoire selon certaines cultures, de douloureux à entendre pour celles qui ne peuvent pas avoir d’enfant, d’hostile pour les hommes dépendants des femmes pour se reproduire, enfin de bizarre pour les mères et surtout, les futures mères. Qui sont ces femmes tournant le dos à la maternité ?
Les critiques sont d’ordre psychologique : le développement de celles qui ne veulent pas être mères se serait-il arrêté en cours de route ?
Qui sont ces femmes qui tournent le dos à la maternité ?
Je fréquente les femmes qui font un tel choix depuis plus de trente ans. Parce que je suis psychologue, je suis souvent sollicitée au moment où il faut décider, avoir des enfants, ou pas. J’ai donc eu le temps de les suivre sur l’ensemble des voies qu’elles empruntent.
Je vais les nommer Childfree, comme le font les Américaines : littéralement « femmes libres d’enfant », formulation que je précise en traduisant, « femmes libres de l’obligation à faires des enfants. » L’expression s’oppose à Childless (less = sans) « femmes sans enfant » qui porte dans sa formulation une connotation de tristesse, une nostalgie de ne pas être mère.
Les Childfree sont des femmes comme les autres. Loin de se focaliser sur l’idée d’un manque, elles explorent à fond toutes les voies de réalisation de soi. Il existe en effet deux grandes orientations pour trouver son bonheur : nourrir son monde intérieur, en faire un univers intime ; et aussi se sentir grandi à partir des enjeux que l’on se donne.
Les femmes qui tournent le dos à la maternité se regroupent en trois mondes.
1-Le plaisir dans un monde d’intimité
Les grandes amoureuses
Les grandes amoureuses vivent en couple, dans une profonde union à deux. Ils ont créé un univers à part, nourri de passions communes. Ils habitent souvent à l’écart. ’’Pour vivre heureux, vivons cachés’’. Leur vie tranquille alterne entre des moments de ressourcement dans l’intimité et une grande ouverture à autrui, car ils ont besoin de convivialité, de chaleur partagée. Pour eux, le monde est un réservoir d’observations et de discussions. Rarement un lieu d’engagement.
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, pourtant engagés et souvent sous les feux de la rampe constituent un exemple particulier de cette entente. ‘’Il me suffisait et je lui suffisais’’ disait-elle[1]. Dans le couple de ceux vivent en profonde union, un enfant serait un intrus et ne parviendrait pas à trouver sa place.
Les créatrices et les chercheuses
Les créatrices et les chercheuses se donnent à une œuvre, à une quête intellectuelle, spirituelle. Dans un premier temps, elles portent une œuvre en gestation nourrie de leur solitude créatrice, même si elles vivent en couple. Cette orientation prend quelquefois la forme d’une communion avec la nature. Dans un second temps, elles accouchent d’une production artistique, d’un travail de recherche ; elles peuvent aussi travailler à faire connaître leur cheminement spirituel. Femmes habitées par une passion, leur vie prend du sens à travers leur quête, comme si elles en étaient perpétuellement enceintes . Telle Jacqueline de Romilly, comblée par ses chères études sur l’auteur de sa vie, Thucydide[2].
Ces Childfree, les grandes amoureuses, les chercheuses et les créatrices renouent avec un lieu que tout le monde connaît : le paradis perdu ; elles créent une relation intime avec ce qu’elles aiment, comme les mères en union avec leur enfant
2- Jouir dans un monde d’enjeux
Les entrepreneuses
Combattantes sur le terrain de l’entreprise ou de la politique, les entrepreneuses ont le sentiment de s’augmenter elles-mêmes à travers leur action. Passionnées, elles jouissent des enjeux de succès et de pouvoir qu’elles se donnent, à entrainer des équipes avec elles, à lutter pour des valeurs qui les transportent, à monter des stratégies pour obtenir ce qu’elles souhaitent. Il leur faut de la combativité, de l’enthousiasme, de la force. Leur vie de couple s’organise autour de l’activité professionnelle dans la mesure où chacun partage et soutient les projets de l’autre. Souvent, on qualifie ces femmes de viriles et en effet, elles revendiquent volontiers une part, dite, de masculinité. Rien ne leur importe tant que d’éprouver combien leur engagement les fortifie et leur offre l’occasion de prendre une dimension supplémentaire dans le monde. Plutôt que la maternité, leurs réalisations sont leur fierté. Angela Merkel évolue sur ce terrai
Les indépendantes
Inconditionnelles de la liberté de mouvement, les indépendantes choisissent plutôt des métiers qui exigent mobilité et réactivité. Le besoin de bouger s’exerce aussi dans le domaine intellectuel et culturel : curieuses de tout, elles explorent leur environnement pour en faire une source de plaisir et d’intérêt. Autre lieu pour vivre pleinement leur aspiration à la liberté : la nature, quelquefois essentielle. Rarement en couple, elles privilégient des relations amoureuses intenses que, souvent, on leur envie. Gardant longtemps une jeunesse d’esprit et de corps, elles fuient les responsabilités trop lourdes à leurs yeux. L’enjeu le plus beau pour elles : la liberté de se donner le plus de possibles. Un enfant serait un handicap dans leur mode de vie. Tel pour l’anthropologue Lieve Joris[3]
Les Childfree qui jouissent à entreprendre, celles éprises de leur liberté, éprouvent quelque chose que tout le monde connaît : le sentiment de grandir en se confrontant au monde. De même une mère grandit avec son enfant.
3- Les femmes en rupture avec le monde
Les contestataires
Une pensée philosophique accompagne tout être humain, ce tragique de l’existence, résumé à vivre et mourir un jour. Vivre en outre dans un monde injuste et violent. Cette réflexion a engendré des contestataires, Décroissants, opposants au système, anarchistes de toute époque, en rupture avec le monde. Ils refusent de prolonger les choses telles quelles. La non-maternité s’impose comme un choix évident, assimilable à un acte politique de contestation. En contrepartie, tous projettent sur ce que devrait être le monde, une vision idéale. Marguerite Yourcenar éprouvait ainsi un grand scepticisme à vivre[4].
Celles qui rompent avec les générations précédentes
Souvent ces femmes, des cisailles à la main pour casser la chaîne des générations avant elles, ont connu une enfance difficile. En cela, elles diffèrent des autres Childfree
motivées essentiellement par une inclination personnelle.
On ne peut pas être heureux dans le rejet permanent. J’ai observé, en effet, que les femmes en rupture avec le monde vont en parallèle sur les terrains des autres Childfree. Elles gardent une part d’elles tournée vers l’univers intérieur; par exemple une contestataire peut être également une grande amoureuse. Ou bien, le plus souvent, elles s’engagent dans une action politique prouvant qu’elles misent sur un changement de société. Au moment où le choix de ne pas avoir d’enfant commençait à s’exprimer, dans les années 70, ce furent elles les premières à parler, celles de la rupture, trouvant dans la contraception permanente une échappatoire évidente au danger de transmettre les effets d’une histoire personnelle difficile. Responsables, elles se sentaient trop fragiles pour assumer une maternité ; ou bien elles voulaient protéger un enfant à venir d’une transmission familiale lourde. Ce choix les a allégées d’un poids d’anxiété et d’un risque de culpabilité. Il leur a permis de tourner la page. Réfléchissant au sujet, Linda Lee a écrit de belles lignes[5].
Il y a une forme d’équilibre à passer d’un monde à l’autre, de l’univers intérieur et intime à un monde d’enjeux et de confrontation et d’échanges. Il faut quelquefois beaucoup de temps pour se trouver.
Comment une petite fille devient-elle une adulte Childfree ?
Ce qui choque dans les Childfree : un choix contre nature.
Le désir d’enfant n’est pas que nature. Il s’enracine à travers des forces diverses. L’instinct de reproduction de l’espèce est porté par l’inconscient collectif et personnel. Mais aussi, produit de l’histoire culturelle familiale et individuelle, on le reconnaît en dernière analyse comme fruit de l’amour entre un homme et une femme. De plus, l’amour maternel est un sentiment. Il fluctue selon les périodes comme le montre Elisabeth Badinter dans L’Amour en plus[6]. Au XVIIIe siècle par exemple, les femmes des milieux privilégiés donnaient leur enfant en nourrice à la campagne, quelquefois elles les y oubliaient, alors qu’au siècle précédent les mères manifestaient un attachement bien différent. Aujourd’hui, il arrive que le désir d’enfant ne se manifeste pas à l’âge adulte. Pourquoi, comment ?
Monique Bydlowski, psychanalyste décrit ses origines comme une charade :
« Mon premier est le désir d’être comme ma mère du début de la vie et mon second est un autre vœu, celui d’avoir comme elle, un enfant du père ; quant à mon troisième, il est constitué par la rencontre adéquate de l’amour sexuel pour un homme : mon tout est la conception et la naissance de cet enfant qui va me transformer de jeune femme en mère. »[7]
La théorie psychanalytique enseigne que le désir d’enfant émerge à deux moments du développement. Vers deux ans, ce moment est peu connu du grand public, et vers quatre ans, tout le monde a entendu parler de la situation œdipienne.
⦁ A deux ans que se passe-t-il ? Tout enfant cherche à prolonger la jouissance d’une relation fusionnelle établie avec qui prend soin de lui. Il voit bien que le paradis est en train de s‘éloigner et il n’aura de cesse de le retrouver. Il veut être alors celui qui donne des soins à un autre enfant comme sa mère l‘a fait pour lui. Il crée dans son imaginaire une nouvelle relation, essentielle. Garçons et filles veulent alors faire un enfant à leur mère pour prolonger la relation primordiale.
Lacan pense justement que le manque que nous ne cessons d’éprouver trouve son origine dans ce moment des premiers désirs pulsionnels. Là s’éprouve un plus d’amour irremplaçable dont il a bien fallu se séparer pour rencontrer les autres et acquérir le langage. Cette demande demeure à tout jamais inconsciente et les souhaits que, adultes, nous mettons en avant ne sont que des substituts des désirs premiers.
→ Ce Paradis perdu, les Childfree qui vivent dans le monde en privilégiant l’intimité avec un autre – un partenaire, une œuvre, une recherche – sont en train de le recréer ; de même une femme enceinte ou une femme avec son nouveau-né.
⦁ A quatre ans, un enfant constate que son père le sépare de sa mère. Hélas, il ne comble pas tout du désir de la mère. La fillette découvre alors la différence anatomique des sexes. Pour Freud, elle envie ce qu’elle n’a pas. Elle en veut à sa mère de l’avoir faite sans pénis et souhaite obtenir un enfant de la part de son père en substitut du pénis dont elle se voit privée. De nombreux psychanalystes ne constatent pas l’envie du pénis (de Mélanie Klein à Elisabeth Roudinesco[8)
Pour Lacan, à ce moment de son évolution, la fillette ne souhaite pas forcément un enfant. Elle veut d’abord le père comme objet d’amour, lui qui incarne ce que la mère désire, le phallus. Phallus veut dire le désir de l’autre, (désir du désir) il symbolise finalement tout ce qui désirable.
→ Lutter pour obtenir ce qu’elles désirent donne aux femmes attirées par les enjeux le sentiment de s’augmenter elles, de grandir comme une mère grandit avec son enfant.
Pour Freud, il n’y a d’autre salut à la féminité que la maternité. Il laisse trois issues possibles pour les femmes : soit elles renoncent à la sexualité, soit elles s’identifient à des hommes, et soit – Ah ! Enfin une « femme normale » ! – elles deviennent mères.
Pour Lacan l’essentiel n’est pas l’anatomie. L’anatomie nomme garçon ou fille un être sexué. Il s’agit, non pas d’avoir ou non le pénis, mais de reconnaître, pour le garçon comme pour la fille, qu’il ou elle n’est pas le phallus. Pourquoi ? Parce que personne ne saurait être le phallus, personne ne peut combler absolument le désir de l’autre.
Ce qui compte : comment chacun s’organise par rapport à ce désir originel, ce vers quoi l’on tend finalement compte tenu de qui on est, et d’où l’on vient. Désirer être mère n’est que l’une des expressions de l’énergie vitale qui se coule dans le désir profond que porte chacun.
Personne ne voit son désir fondamentalement comblé, pas plus la mère enceinte que la femme abritée dans un univers intime ; pas plus la mère qui élève son enfant que la femme en train de s’augmenter elle-même à travers l’action dans un monde d’enjeux. Désirer être mère n’est que l’une des expressions de l’énergie vitale qui se cristallise dans le désir profond que porte chacun, que l’on ne comble jamais. C’est cela qui nourrit l’élan à vivre, avec ce mélange de joie à vivre sa chance d’être sur terre et de légère inquiétude qui pousse à aller plus loin. C’est cela être vivant et heureux.
Que signifie ce choix, ne pas être mère, pour les autres ?
Certaines femmes qui n’ont pas d’enfant expliquent que la vie a choisi pour elles et elles regrettent plus ou moins de ne pas avoir vécu la maternité. Peut-être leur désir d’enfant n’était-il pas assez fort pour mettre leur vie professionnelle entre parenthèses ? Pas assez fort non plus pour s’arrêter à un homme comme un autre plutôt que de courir après le prince charmant ? Ou peut-être encore sont-elles trop sensibles à l’idée dominante que pour être vraiment heureuse, pour être femme, il faudrait absolument être mère ?
Personnellement, je pense que dans la nostalgie, la pression sociale joue un rôle dont on ne mesure pas vraiment l’amplitude. On demande trop à un enfant. Rien n’est idéal, les mères et les Childfree en savent quelque chose.
Rencontrer une femme qui a fait ce choix devrait être rassurant :
- Aux mères, une Childfree indique que tout de la femme n’est pas contenu dans la mère ; elle signifie qu’il existe des potentialités à déployer.
- Aux yeux des femmes qui auraient voulu un enfant, les Childfree incarnent peut-être un scandale, une injustice. Les femmes qui auraient pu et n’ont pas voulu rencontrent celles qui ne peuvent pas. Elles se comprennent pourtant, chacune à un bord extrême du désir d’enfant. Les Childfree expriment par leur choix : il est possible de se réaliser complètement sans être mère. Mais la première attitude est bien d’entendre le chagrin premier de l’autre.
- Les Childfree poussent les hommes dans leurs retranchements. Plus moyen de s’abriter derrière les enfants pour ramener les femmes au foyer, ou pour être exemptés d’une grande partie des tâches ou pour jouer au jeu de la protection/domination. Mais là n’est pas le plus important : il s’agit plutôt pour les hommes de se rendre compte que les femmes sont en train de s’inventer. A eux de les accompagner dans leurs explorations, ils ont beaucoup à découvrir sur eux-mêmes aussi.
- Aujourd’hui, les Childfree ne se laissent plus culpabiliser. Elles savent que leur développement de femme, elles l’accomplissent pleinement, elles savent que la totalité de leur élan vital est orienté ailleurs. Elles partagent avec les mères l’idée que l’enfant, but ultime de sa vie, enferme. La nature humaine est complexe, chacun est unique. Pour suivre son désir profond, une femme qui choisit de ne pas être mère en explore avec bonheur l’extraordinaire plasticité.
1] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1949
2] Jacqueline de Romilly, Jeanne, de Fallois, Paris, 2011
3] Lieve Joris Sur les ailes du dragon, Voyages entre l’Afrique et la Chine, Actes Sud, Arles, 2014
4]Josyane Savigeau, Marguerite Yourcenar, l’invention d’une vie, Gallimard, Paris, 1990
[5] Linda Lee, A l’enfant que je n’aurai pas, Nil, Paris, 2011
6] Elisabeth Badinter, L’amour en plus – histoire de l’amour maternel – XVIII°- XX° siècle, Flammarion, Paris 1980
7] Monique Bydlowski, Je rêve un enfant- l’expérience intérieure de la maternité, Odile Jacob, Paris, p.100
8] Elisabeth Roudinesco, Lacan envers et contre tout, Seuil 2013
Rejoignez-moi sur :